Quant à la vie politique française, elle touche peu nos régions reculées. Néanmoins, on se souvient des jeunes qui participèrent aux guerres napoléoniennes un peu partout en Europe et dont beaucoup ne rentrèrent pas, tombés sur les champs de bataille d'Espagne, de Prusse, de Russie... Ils furent nombreux les Vosgiens qui combattirent pour l'Empire de Napoléon 1er. Toujours bons soldats, leur caractère tenace et combatif ici aussi faisait ses preuves.
Et puis, lorsque Louis XVIII, frère du roi guillotiné, fut remis sur le trône de France, on se dit ici que cela ne changerait pas grand-chose, hormis le fait de stopper le désastre engendré par les guerres impériales, et on abordait rarement les discussions au sujet de la République, de l'Empire ou de la restauration de la Monarchie. On subissait. Et on avait bien d'autres préoccupations avec la terre et les bêtes, les récoltes et les pâturages, le bois de chauffage ou de charpente, en un mot : vivre. Car c'était ça la préoccupation des paysans et elle n'avait pas changé et ne s'était pas atténuée avec les régimes successifs. Alors, à quoi bon palabrer à propos de choses qui nous dépassent et dont nous ne sommes que les jouets ? Tout se règle loin d'ici et on ne se soucie guère de nous autres. Louis XVIII, en cette année 1823, avait 68 ans. Qui le savait ? Le maître d'école et quelques autres ? Ce roi obèse et goutteux au point d'être incapable de monter à cheval seul et de marcher seul était loin de ressembler aux habitants de Granges et sa région, laborieux, vifs et durs à la tâche.
Non, vraiment, on avait ici d'autres priorités. La foire en était une et pas des moindres.
Le jour de la foire était le mardi, le troisième du mois. C'était l'occasion pour les gens des environs de faire une sortie plus souvent destinée à rencontrer des amis qu'on ne voyait pas tous les jours plutôt qu'à faire de gros achats. On n'était pas bien riche; les badauds flânaient devant l'étal de marchands venus de Gérardmer, Saint-Dié ou d'ailleurs et on voyait des groupes de 3, 4, 5 personnes, parfois davantage, occupés à causer, les mains bien enfoncées dans les poches profondes des pantalons de toile.
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Alors, Batisse, comment va ton p'tiot ? Et ta femme, la Jeannon, l'accouchement s'est bien passé cette fois ?
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Ca va mieux, mais la matrone et moi on a eu peur pour le gosse. J'ai bien cru qu'on allait revoir le malheur de l'an passé. Enfin, tout va bien maintenant.
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Tant mieux, et chez toi, Colas, quoi de neuf ?
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Une vache a vêlé la nuit dernière et je n'ai point fermé l'oeil, mais elle nous a donné un veau bien « boliant » ( en pleine forme et santé ), et ça, ça s'arrose ! Vous venez ? Chez Morel ou chez Francion ?
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Va pour chez Morel, on ira voir Francion plus tard !
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Bien dit, Claudon, allons-y !
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Salut Dominique, à boire pour tout le monde, on a le gosier sec !
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Salut les amis, vous apportez le beau temps ? Demanda Dominique Morel, le cabaretier.
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OH oui, c'est pour du beau, et ça va durer, mon rhumatisme ne me trompe jamais... Et Barbe, où se cache-t-elle ?
Barbe, c'était Marie Barbe Paxion, l'épouse de Dominique Morel. Elle avait 29 ans.
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Où veux-tu qu'elle soit ? A la cave bien sûr ! Elle tire des chopines au tonneau, il en faut du vin avec tout ce monde que la foire nous amène....
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De quoi te plains-tu ? Les affaires marchent !
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Les vôtres n'iraient-elles pas comme vous voulez les gars ?
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Si, mais, vois-tu, c'est un peu un jour gras l'autre maigre, c'est comme ça...
On parlait de tout et de rien mais on était heureux de se retrouver pour avoir des nouvelles de l'un ou l'autre, d'ici et là, ou simplement pour parler.
Mais la foire était aussi un prétexte pour ceux qui n'y voyaient qu'une occasion, presque justifiée, on fait la foire ( ! ), de s'enivrer une fois de plus et en commençant de bon matin pour quelques uns. Les poivrots déambulaient de cabaret en auberge et avaient toujours une bonne raison de lever le coude. Certains finissaient la journée ivres-morts dans un coin quelconque, d'autres parlaient et riaient bruyamment, quelques uns avaient « le vin mauvais » et cherchaient querelle et, pour leur faire entendre raison, il fallait parfois leur rafraîchir les idées en les plongeant dans un bassin ! !