La population graingeaude est en émoi. Partout on parle de l'évènement, un attroupement s'est formé à la sortie de la messe dominicale et un fidèle qui s'était attardé dans l'église s'en approche :
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Que se passe-t-il donc ? Vous avez l'air de conspirateurs ! Et à y bien réfléchir …. j'en ai vu des autres avec le même air.... ??
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Salut Demenge, tu ne connais pas le dernière alors ??
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Non. Le Roi aurait-il subitement décidé de nous anoblir ? S'exclaffa le dénommé Demenge .
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Toi, toujours à blaguer ! C'est sérieux : tu vas en tomber sur ton gros derrière ! !
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On verra, dites toujours …
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Claude Lejeal a été relaxé !
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Quoi ? Tu veux dire qu'il est de retour chez lui ???
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Libre ! Comme toi et moi !
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Alors on libère les assassins de nos jours ?
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Faut croire ! Paraît qu'il y a eu une erreur de procédure ou quelque chose comme ça …
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La Justice est parfois curieuse... et nous n'y pouvons rien …
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Ouais... ajouta un autre, même que je suis monté à Rosé et j'ai vu Lejeal qui fauchait un cendrier ( grande toile de jute carrée ) d'herbe pour ses lapins, coffin ( destiné à recevoir la pierre à aiguiser la faux) à la ceinture et il a tiré la pierre pour aiguiser sa lame, je l'ai bien reconnu ….. Il n'a plus qu'à recommencer à tuer !
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Il a sans doute plutôt intérêt à se faire oublier ! Il a échappé au bagne mais une autre fois ne ressemblerait pas à celle-ci, certainement !
A Granges et autour, on ne voit que les faits, la procédure c'est pour les « scribouillards » ! Et un assassin ça doit payer ! On ressent une injustice énorme et le sujet est sur toutes les lèvres, chez Francion, chez Morel, dans les rues, au marché du mardi ou dans les chaumières, le scandale fait le tour de la contrée.
Mais tout s'oublie, le temps gomme les plaies, avec plus ou moins de soin et en laissant des traces indélébiles, mais suffisamment pour que le souvenir s'estompe peu à peu.
La vie continue et on finit par ne plus beaucoup penser à Lejeal qui ne fait que de rares et brèves apparitions à Granges.
Marguerite Mengeolle, elle, n'oublie pas. L'assassin de son mari en liberté, c'est l'aggravation de son calvaire.
Ce mot à double sens, elle va le concrétiser au sens propre en faisant ériger un second calvaire, une seconde croix de chemins, après celle du Haut de Herméfosse. Celle-ci sera érigée à la croisée des chemins de Rosé et de La Sauteure, à côté de la ferme Lejeal, là où Laurent est mort.
Sur la grosse base, au-dessous du fût, elle fait graver dans le grès cette inscription qui rappellera à tous le calvaire de son mari :
CROIX ERIGEE EN MEMOI
RE DU SIEUR LAURENT BA
RADEL AGE 43 ANS MORT ICI
LA NUIT DU 17 AU 18 JUIN 1823
PAR L'EFFET D'UN COUP VIO
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