Le calvaire de Marguerite Mengeolle-Baradel, le calvaire du Haut de Herméfosse, n'était malheureusement pas terminé.
On entend souvent dire que le sort s'acharne sur telle ou telle famille, dont la malchance paraît chronique. Il n'en est rien, bien sûr, seuls les aléas de la vie et la fragilité de l'espèce humaine dans cet immensité infinie qu'est l'Univers, rappelant aux Hommes qu'ils n'en représentent qu'une partie bien mince – ce qui devrait les inciter à plus d'humilité - et en sont responsables et non pas un destin préalablement écrit.
Qui pourrait écrire des destinées particulièrement cruelles ? Quel esprit aveuglé de haine pourrait programmer les guerres, les infanticides et toutes les atrocités dont le Monde regorge ? Seuls les Hommes, du moins certains d'entre eux, font preuve de telle cruauté. Quant au reste, accidents, maladie, épidémies fatales, c'est la part du risque que court tout être vivant, condamné à survivre, dès sa naissance, en évitant de son mieux les pièges perpétuels de la nature, souvent hostile et impitoyable.
A Granges on est prêt à croire à cet acharnement du sort quand on apprend une triste nouvelle : Laurent Baradel, le fils de la veuve Baradel du Haut de Herméfosse, atteint récemment d'un mal implacable, vient de mourir à 32 ans ce 21 février 1836, laissant 4 enfants en bas âge dont l'aîné n'a que 7 ans ½ et la benjamine 1 an !
Marie est très éprouvée. Très digne, elle s'occupe des petits. Ses frères, les Valance, Jean Joseph et Sébastien qui vivent à la Chapelle, Héménimont, s'empressent de lui venir en aide. Ce sont eux aussi qui descendent à Granges pour signer l'acte de décès de leur beau-frère.
A près de 63 ans, Marguerite sent à nouveau peser sur ses épaules le poids du malheur. Sur une période d'à peine 20 ans, depuis la perte en avril 1816 de son enfant Dominique Victor, elle a vécu le meurtre de son époux et voit aujourd'hui disparaître celui qui était le seul lien qui la rattachait encore à la vie, son dernier fils.
Derrière le corbillard qui emporte le corps de Laurent vers sa dernière demeure, elle marche, voûtée, sur ce chemin jalonné des calvaires qu'elle a fait ériger, et c'est l'histoire de sa vie qu'elle parcourt, sa vie, ce calvaire empli de morts prématurées. Et elle qui vit toujours ! Que n'aurait-elle pourtant pas donné pour ne pas avoir à vivre toutes ces épreuves !
« Pourquoi ne suis-je pas morte depuis longtemps, songe-t-elle, le regard fixé sur le cercueil de son fils, cercueil couvert de noir et de couronnes de perles et qui progresse lentement, au gré du cocher, sur le chemin cahoteux. »
Pourquoi certains d'entre nous sont-ils abattus par ces coups du sort, pour finalement se redresser pour faire face, à nouveau, attendant la prochaine douleur ?
« Je n'y survivrai pas, c'est trop, se persuade Marguerite. »
En bas, les cloches de l'église de Granges sonnaient.